Lacinan Ouattara (Journaliste) : ‘’ Les fake news ont pris de l’ampleur, parce que les médias et les institutions n’ont pas su occuper le champ du digital’’.

Publié le 14 juin 2021 à 22:36 Modifié le 14 juin 2021 à 23:33

  • Lacinan Ouattara (Journaliste) : ‘’ Les fake news ont pris de l’ampleur, parce que les médias et les institutions n’ont pas su occuper le champ du digital’’.

Lacinan Ouattara, journaliste au sein de la Direction des journaux d’information à la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI) et est initiateur du concept ‘’Les Vérificateurs de l’info’’, qui vise à décrypter et sensibiliser le public dans la lutte contre les fausses informations. Spécialiste des médias et du digital, il revient sur les incidents engendrés par une fake news qui ont fait un mort et de dizaines de blessés. Pour le journaliste, les fake news ou infox prennent de l’ampleur à caus

Lacinan Ouattara, journaliste et Chef du Service RTI Info au sein de la Direction des journaux d’information à la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI). Il a initié le concept ‘’Les Vérificateurs de l’info’’, qui vise à débusquer les infox et sensibiliser le public dans la lutte contre ce phénomène. Spécialiste des médias et du digital, il revient sur les incidents engendrés par une "fake news" qui ont fait un mort et de dizaines de blessés. Pour le journaliste, les fake news ou infox prennent de l’ampleur à cause du vide laissé par les médias et les institutions sur le digital.



Si on revient sur l’infox de la vidéo qui créée des troubles avec les ressortissants Nigériens pris à partie, comment analysez-vous la situation ?

L’amalgame a vite été fait entre le contexte de la vidéo, les faits et la source. Sous des biais cognitifs ou émotionnels, cette rumeur est devenue crédible pour certains. On a surfé sur les émotions, trouvé des éléments de langage qui s’adaptent à notre environnement, mais on a surtout amplifié cela avec le partage au sein des communautés, pas toujours averties face à la manipulation.

Pour preuve, la dame qui été condamnée à cinq ans de prison ferme, il y a quelques semaines, dans le direct sur Facebook disait ceci : "Mes followers, mes fans ! Connectez-vous et partagez. Les Haoussas (Nigériens) sont en train de tuer les Ivoiriens, leurs frères africains.  Je n’ai pas vu la vidéo, mais vous les Haoussas (Nigériens), on ne vous laissera pas".

Voilà ce qui est typique des infox. On se fonde souvent sur un bout d’information ou on manipule délibérément (article, photo ou vidéo), qu’on n’a pas eu le temps de voir ou même pris le recul nécessaire et on partage, puis on invite les autres à y croire. Le pire, c’est que l’on partage dans les communautés et l’émotion fait réagir certains comme une sorte de stimulus. Les conséquences, on les connaît. Une chose, dont on ne tient pas souvent compte, c’est le partage silencieux des infox à travers les plateformes de messagerie comme Whatsapp, Viber, Signal ou Telegram. On est dans une configuration où il est difficile de tracer ou de signaler comme une publication sur Facebook, Twitter ou YouTube.

 

Comment identifier alors aujourd’hui les infox pour un paysage médiatique ivoirien plus sûr ?

Avoir un paysage médiatique plus sûr en Côte d’Ivoire, c’est un processus qui va prendre du temps. C’est avant tout la convergence de plusieurs facteurs. La montée en puissance et l’omniprésence des réseaux sociaux avec la croyance aveugle du public aux contenus de toute sorte, notamment articles, photos et vidéos représentent un vrai danger. Tout le monde n’a pas cette culture qui consiste à prendre du recul face aux millions d’informations sur le web. Les médias traditionnels eux-mêmes sont souvent diffuseurs d’infox, intentionnellement ou non. Il faut donc amener le public, les médias et les journalistes, à activer aux contacts des informations, une sorte de « bouclier » de premier niveau ou un « filtre anti-infox ». Il faut se méfier des messages qui demandent de « partager aux contacts », de « faire tourner », « alerter les proches », mais surtout les articles où on a du mal à identifier le journaliste ou l’auteur.


A côté de cette posture de « recul », il existe des outils et techniques simples que tout le monde peut utiliser pour identifier les informations, les photos ou vidéos manipulées. Par exemple, quand on a un article sur le web et qu’on a un doute sur la fiabilité, il faut juste copier le titre et le coller dans le moteur de recherche Google et voir les sites qui en parlent. Cela donne certains indices sur la source, la véracité et la fiabilité. Cela est aussi valable sur le moteur de recherche de Facebook. Un article repris par des nombreux médias bien connus peut déjà mettre sur le chemin.

Pour les photos, on peut avoir recours à Google images avec la recherche inversée d’images ou la similarité d’images. Pour les vidéos, on peut utiliser Youtube Dataviewer mis au point par Amnesty International. On a par ailleurs des outils plus complexes comme Invid et Forensically, qui demandent de la technicité et une formation pour l’utilisation.

 

Comment mieux combattre les infox aujourd’hui en Côte d’Ivoire ?

Nous faisons tous un constat, celui que les médias et les institutions ont laissé un vide pour une montée en puissance des fausses informations. On accuse les médias du manque de réactivité, mais les institutions sont encore dans le secret ou « la raison d’Etat ». Dans nos institutions, il est encore difficile d’avoir des interlocuteurs ou des personnes à même de prendre la parole sur des hots news (actualité brûlante) ou des informations douteuses. Dans ce cas, certains médias inventent et diffusent des informations tronquées ou font du « brodage » à partir des informations de première main du public qui n’est pas forcément dans une logique de crédibilité, mais dans une volonté de « vanity metrics », c’est-à-dire à la recherche de « Like » et d’audiences qui flattent l’égo. 


Sur de nombreux sujets, les politiques, les scientifiques et même experts n’ont pas su occuper le terrain digital avec leurs savoirs et ont donc ouvert des boulevards pour les fake news. Ce fut le cas pour la covid-19, le vaccin contre la pandémie, la mort de DJ Arafat, les élections présidentielles d’octobre 2020, les décisions politiques majeures. On comprend alors qu’un avatar comme ‘’Chris Yapi’’ peut encore avoir de beaux jours devant lui.

Pour ce qui est du combat contre les infox, c’est une guerre de longue haleine qu’il faut mener à tous les niveaux. Aujourd’hui, c’est dans le domaine politique et institutionnel qu’on observe plus de manipulations de désinformations, mais demain, ce sont des entreprises, des marques, des produits qui seront les cibles des laboratoires du faux pour des raisons économiques, politiques ou idéologiques.


Il est plus que jamais nécessaire pour les institutions et les médias de se positionner sur le digital pour mitiger les rumeurs. Il faut aussi et avant tout établir un rapport de confiance véritable entre les médias et les institutions. Ensuite, la mise en place d’un dispositif de surveillance et de vérification (fact-checking) est nécessaire. Il faut le développer dans une collaboration entre les médias, les experts et institutions. La vérification des faits et de décryptage des fake news étant une pratique très souvent technique, chronophage et nécessitant des moyens, il est difficile pour un média dans notre contexte de s’y engager seul. Nous avons mis en place au niveau de la RTI, un dispositif de fact-checking que l’on appelle ‘’ Les vérificateurs de l’info’’, où on essaie de débusquer les infox, de sensibiliser et faire du monitoring pour toucher le plus grand nombre. Il est nécessaire, surtout au sein d’un média public, mais il sera plus efficace dans une logique collaborative.  


Enfin, il faut un engagement et une vraie coopération des plateformes de partage comme Facebook, Twitter, YouTube, Whatsapp, Google, Tik Tok…qui sont les vecteurs par excellence de propagation des infox. On constate qu’ils ont des solutions pour soutenir la lutte contre les infox dans certains pays, notamment en Europe et aux Etats-Unis. Mais, en Afrique, ils mettent plus de temps à déployer des dispositifs qui peuvent aider à combattre les fake news qui ont souvent des conséquences graves. Une autre chose à intégrer, c’est l’éducation aux médias et dans un contexte africain et ivoirien, l’éducation à la citoyenneté. Ils semblent importants de sensibiliser et former à l’usage du digital et des technologies, mais (ré)-apprendre le respect des principes et règles de la communauté.

 

Si les fake news prospèrent, n’est pas parce les médias ivoiriens n’ont pas joué leur rôle de « médiateurs de la société » ?

Il n’est pas juste de pointer du doigt les médias ivoiriens. Les infox, c’est une problématique aujourd’hui inhérente à tous les Etats. La défiance est née du fait de l’introduction de nouveaux supports sans véritable régulation au départ. Nous étions tous dans la phase d’euphorie et de contemplation. Puis, nous avons pris conscience que ces nouveautés pouvaient devenir des dangers du point de vue des contenus, mais aussi au plan économique pour les entreprises de médias qui perdent des revenus, sans oublier les grands chamboulements d’ordre organisationnels. Personne ne souhaite un environnement dominé par des infox.


Les médias ont besoin de recruter des journalistes mieux formés et de développer la vérification des faits et de renforcer cette pratique, car avec les technologies utilisées pour souvent produire des fake news, il va être de plus en plus difficile de les décortiquer. Les médias auront aussi besoin de se réinventer et mettre sur pied des modèles économiques en dehors des GAFA dans un effort commun. La semaine dernière, le Nigéria a suspendu Twitter, loin d’être un obstacle à la liberté d’expression, cela doit être un signal. En même temps qu’elles sont des multinationales influençant la vie politique, économique et culturelle et sociale elles ne paient pas d’impôts dans les pays, où elles sont présentes. C’est une injustice. Il faut les y obliger. Cela va les amener à repenser leur influence et leur modèle économique.